Les vérités du Pr Maurice Kakou Guikahué, ancien ministre de la Santé: «Il y a eu trop de laxisme et de cacophonie dans la gestion de cette crise sanitaire»
La pandémie du coronavirus avance au galop en Côte d’Ivoire. Du 1er cas confirmé, la Côte d’Ivoire est passée, dans ce même mois de mars, à 140 cas. Le président de la République, Alassane Ouattara, a renforcé, en début de semaine, les mesures de prévention de la pandémie Covid 19. Dans l’entretien qui suit, le Secrétaire exécutif en chef du Pdci-Rda, Pr Maurice Kakou Guikahué, par ailleurs médecin cardiologue et ancien ministre de la Santé et de l’hygiène publique de la Côte d’Ivoire, livre son opinion sur lesdites mesures et invite le gouvernement à plus de solidarité et d’engagement dans la lutte contre cette maladie.
1-Monsieur le ministre, quel commentaire faites-vous des dernières mesures prises par le président de la République, Alassane Ouattara, dans la lutte contre l’avancée du corona virus en Côte d’Ivoire ?
C’est un problème grave auquel est confronté le pays. Et le président de la République a demandé l’union sacrée de tout le monde autour de la mère patrie. C’est une très bonne chose. Parce que quand la première communication gouvernementale a été faite, le 16 mars, où le gouvernement a décidé de fermer les écoles, nous étions à 4 cas. Et aujourd’hui, nous sommes à 140 cas. Dieu merci, pour l’instant, il n’y a pas de décès, mais l’épidémie flambe. Je pense que c’est surtout après le discours du 23 mars que les Ivoiriens ont pris conscience de l’ampleur et du danger de la maladie. D’autant plus que le gouvernement lui-même avait banalisé les mesures indiquées par le Conseil national de sécurité.
Premièrement, dès le 16 mars après son discours, le président de la République a dit que tous les établissements scolaires sont fermés. Et a énoncé 13 mesures importantes. Mais dans la même période, il a autorisé la tenue du Congrès à Yamoussoukro qui a regroupé tous les sénateurs et députés. Alors que c’est un groupe très vulnérable.
Deuxièmement, le ministre Achi Patrick a fait un communiqué où il a mis en exergue le fait qu’à cause du coronavirus, le président de la République va prendre une ordonnance pour le code électoral. Alors que dans le même temps, la France disait, par la voix de son Premier ministre, qu’à cause du coronavirus, on suspendait le dossier de la réforme sur les retraites.
Ces faits ont certainement amené les Ivoiriens à penser qu’il ne fallait pas prendre la maladie au sérieux. Et entre-temps, les cas ont évolué. On est passé à 25 cas quand le président a commencé à prendre des mesures draconiennes. Il a montré qu’il n’était pas content de la façon dont ce dossier est géré. Et les Ivoiriens ont commencé à prendre la chose au sérieux. Je pense donc que c’est après le discours du 23 mars que les Ivoiriens se sont rendu compte que c’est sérieux cette affaire de coronavirus. Sinon au départ, quand le Conseil national de sécurité présidé par le président de la République a fait les recommandations, avec le cantonnement raté de l’Injs, les populations ont commencé à dire que le gouvernement lui-même qui prend les décisions, ne les respecte pas. Donc, il n’y a pas de risque, c’est juste pour leur faire peur. Les gens ont réellement pris la pleine mesure des risques quand le président de la République a véritablement pris les choses en main, le 23 mars dernier, avec une vraie communication. Je pense donc, au risque de me répéter, que c’est à partir du 23 mars que les choses sérieuses ont commencé.
2-A vous entendre, vous créditez la thèse du laxisme dont certains accusent le gouvernement ?
Il y a eu un laxisme. Encore ce qui est grave, c’est que le ministre de la Sécurité annonce qu’à partir de jeudi, on ne sort plus d’Abidjan, et puis, le lendemain, on nous annonce que cette mesure entre en vigueur le dimanche. Mais, ça fait cacophonie. C’est comme s’il y a beaucoup de centres de décisions. Cela ne rassure pas les Ivoiriens.

3-Globalement, comment jugez-vous cette situation que nous traversons?
Les mesures sont bonnes. Le président Bédié, dès que la communication du 16 mars a été faite, a pris les choses au sérieux et il a anticipé, en demandant aux militants de son parti de suivre ce que le Gouvernement venait d’annoncer comme mesures. Le 19 mars, il m’a convoqué à Daoukro, il a pris des décisions. On a fermé notre permanence du Plateau. Au siège de Cocody, on a réduit le nombre de personnes. On a fait des notes de service. Partout, les plateformes des délégués sont animées, le Secrétariat exécutif est animé. Tout le monde suit à la lettre ce que le président Bédié a dit. C’est la raison pour laquelle, il disait qu’il ne comprenait pas pourquoi on fermait les écoles le 16 mars et on permettait le Congrès parlementaire à Yamoussoukro. Cette réunion pouvait venir après. Le Gouvernement a commencé à prendre les choses au sérieux et je pense que ça va aller.
4-Le président Ouattara, dans son adresse à la nation, a demandé l’union sacrée de tous. Quel est votre avis ?
Dans la vie, il y a des situations qui font regretter les gens. C’est une situation grave, parce que l’état d’urgence, on ne le proclame pas n’importe comment. Pour que le président de la République ait recours à l’état d’urgence et au couvre-feu, c’est que la situation est grave. Le président a demandé une union sacrée. Spontanément, nous au Pdci, nous disons qu’on ne gouverne pas les cimetières, c’est les hommes qu’on gouverne. Donc, tu ne peux pas faire la politique si tu n’as pas de populations. Le président de la République a demandé l’union sacrée, mais il n’y a pas mis les conditions. Il aurait pu convoquer les leaders des partis politiques pour dire : « Voici ce qui arrive à notre pays, voici ce que je vais prendre comme décisions ». Si les Ivoiriens voyaient Ouattara, Bédié, Assoa Adou, Ouégnin, Affi N’guessan et tous les autres leaders de partis politiques autour du président de la République, et au sortir de là , le président Ouattara fait une déclaration, ça aurait eu un effet très multiplicateur. Dans les pays démocratiques, une fois que vous avez été aux affaires, vous avez un droit de réserve et vous êtes lié. C’est pour cela qu’il y a des immunités particulières pour les ministres. Quand tu as été ancien ministre, on ne te considère plus comme un citoyen ordinaire. Si on doit te convoquer, on prend une disposition constitutionnelle. Quand la grave crise s’est produite, le ministre Alain Ekra est là , il est encore vivant. Pr Adjobi est, lui aussi, là , bien vivant. Moi-même, je suis encore là , je vis. Nous sommes encore vivants, et aussi l’actuelle ambassadrice de Côte d’Ivoire en Italie, Sarassino, ex ministre de la Santé, qui a été directrice de l’Inhp, une des grandes patronnes de la Santé publique. Si les Ivoiriens voyaient Aka Aouélé nous convoquer, c’est vrai, ce ne sont pas nous qui allons agir, il a son équipe technique, mais s’il nous avait convoqués, Mme Sarassino, Adjobi, Bamba Moriféré, Kakou Guikahué, les images auraient rassuré. La politique, ce n’est pas l’animosité. Nous avons des idées certes différentes mais nous ne sommes pas ennemis. Ce sont deux actions, je pense, qui auraient dispensé le président de dire qu’il demande l’union sacrée. Si le président avait appelé les leaders politiques à ses côtés, le ministre avait appelé les anciens ministres, il n’aurait pas besoin d’ouvrir la bouche. Le président de la République aurait dû tout simplement mettre tout le monde en mission. Tout a été raté. Je pense que nous devons faire des corrections. Quel que soit celui qui est au pouvoir, quand la patrie est en danger, on aplanit tout et on appelle tout le monde. La Constitution consacre les partis politiques parce qu’ils participent à l’expression de la démocratie. L’existence des partis politiques est constitutionnelle. Autant ils ont des droits, ils ont aussi des devoirs. Quand la patrie est en danger, on ne doit pas faire la politique politicienne. C’est ce que le président Bédié a compris et nous nous sommes mobilisés pour sensibiliser. Nous savons que c’est notre devoir. La gestion de cette crise a mis à nu les failles de notre démocratie. Le président ne s’est pas appuyé sur les partis politiques. Et le ministre ne s’est pas appuyé sur les anciens ministres. Ces deux leviers leur auraient donné du poids, sans même que le président ne prononce un discours pour demander l’union sacrée.

5-Au regard de l’expérience du Pdci, vous avez été membre du gouvernement par le passé. Le pays a eu à faire face à des crises, peut-être pas de cette ampleur, mais est-ce que vous êtes optimiste quant à l’éradication de cette maladie ?
Je suis optimiste. J’ai dit que depuis le 23 mars, le président de la République a pris les choses en main. Donc, je suis optimiste. Cependant, je ne sais pas quelle est l’autorité du ministre de la Santé, Aka Aouélé, dans le Gouvernement. Est-ce que l’on l’écoute ? Parce qu’il y a trop de tâtonnement. Je veux prendre mon exemple quand j’étais au gouvernement. J’étais jeune, je suis entré au Gouvernement à 41 ans. Mais le président Bédié avait une haute vue de la santé. Toute communication que je présentais prenait une importance particulière. C’est ainsi qu’on a réussi à éradiquer le ver de Guinée. Avant que je ne sois ministre, c’était les directeurs qui allaient au lancement de la Journée. Quand je suis arrivé, la première année, le président Bédié m’a demandé d’aller à Soukrougban, dans le nord du pays, pour le ver de Guinée. Je suis parti avec l’Unicef. Quand nous avons fait le lancement national, l’Unicef a dit, Ah la Côte d’Ivoire a compris les choses, pour la première fois, un ministre se déplace pour aller au lancement d’une campagne. C’était une décision du président. A un moment donné, la méningite fut un problème pour la Côte d’Ivoire. Ça reste toujours d’ailleurs un problème au Nord du pays. Le président avait décidé de faire les vaccins gratuitement. Et quand on faisait les vaccins, les gens du Nord, du Burkina et du Mali rentraient pour en bénéficier puisque c’était gratuit. Pendant 3 ans, le Burkina Faso étant en retard sur l’achat des vaccins, le président Bédié avait décidé qu’on leur prête le surplus de nos vaccins. On achetait beaucoup de vaccins et on leur prêtait le surplus. Ainsi, le Burkina vaccinait sa population et nous remboursait le stock de vaccins. Il y a eu la poliomyélite. Vous vous rappelez très bien le jour du lancement de la campagne à Adjouffou, il pleuvait abondamment.
Le président Bédié aurait pu renoncer à aller au lancement, mais il est arrivé avec son épouse sous la pluie, dans un quartier précaire, sous la pluie. Il était mouillé et il a lancé la campagne. Et ça, ça donne une image d’autorité. Mais dans le cas présent, je me demande si on écoute Aka Aouélé. Est-ce que son message passe ? Je m’interroge. C’est le sentiment qui se dégage auquel s’ajoute cette histoire d’Abidjan isolée. Ça fait un peu de l’amateurisme. La situation est sérieuse. En matière d’épidémiologie, actuellement, c’est ceux qui tombent malades et qui présentent des signes qu’on teste. On n’a pas faisait un test systématique. Si on fait le test systématique, on détecterait sûrement des personnes positives beaucoup plus nombreuses que les chiffres communiqués.
C’est ceux qui ont les symptômes qu’on teste. Il faut que les gens restent à la maison, s’ils n’ont pas de courses essentielles. Ça veut dire que la situation est sérieuse. Que les gens s’isolent et observent toutes les précautions, se laver les mains à l’eau et au savon. Utiliser les gels mains.
6-Le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly a annoncé qu’il se fait en isolement parce qu’il a été en contact avec une personne positive. Comment jugez-vous sa démarche ?
Ça a été une bonne réaction sauf que la terminologie n’est pas bonne. Si on avait dit que le Premier ministre s’est auto-confiné, s’il avait dit : « comme la pandémie est arrivée, je suis le Premier ministre, la haute personnalité, donc je m’isole pendant un moment », on parlerait de confinement. On dit qu’il a été en contact avec quelqu’un testé positif, c’est une quarantaine. On aurait pu dire que le Premier ministre ayant été en contact avec quelqu’un déclaré positif, il s’est mis en quarantaine. Quand on est quarantaine, on ne reçoit personne, on ne parle à personne. On prend des dispositions particulières. Quand on est en confinement, il faut qu’on s’isole pour se protéger. On reçoit les gens comme je vous reçois actuellement. Vous êtes venu seul chez moi, vous avez pris les précautions d’usage, vous vous êtes lavé les mains, vous êtes à distance d’un mètre au moins de moi. Si vraiment il a été en contact avec un malade, il est en quarantaine. Donc là , la terminologie utilisée n’est pas bonne.
Gilles Richard OMAEL avec Le Nouveau RĂ©veil